• Le paysage sous nos pieds : cartographier les sols du Pallet, mission (im)possible ?

    23 mai 2025

Pourquoi vouloir cartographier les sols du Pallet ?

Avant de sauter dans le vif du sujet, il faut revenir à la source de l’intérêt. Cartographier les sols d’un vignoble, c’est vouloir comprendre pourquoi tel plant de Melon de Bourgogne donne ici un vin tendu, minéral, tandis qu’à cinquante mètres, dans la même parcelle, la bouche est plus ronde, pleine, plus mûre. Toute la complexité de l’identité d’un cru tient, en partie, dans cette mosaïque invisible.

  • Mieux connaître le terroir : Chaque intervention au vignoble — choix du porte-greffe, travail du sol, irrigation (quand elle existe), conduite du couvert végétal — dépend de ce qu’on a sous les bottes.
  • S’adapter aux enjeux climatiques : Un sol plus profond, plus argileux, retient plus d’eau et tamponne les excès de sécheresse. Résultat, à l’heure où les étés s’étirent, cette info devient cruciale.
  • Transmettre un héritage : Les cartes sont mémoire. On les utilise pour préparer la relève, éviter de refaire éternellement les mêmes essais-erreurs.

Ce que nous dit la cartographie officielle : limites et apports

Pour la science, on dispose d’ores et déjà de plusieurs cartes et documents officiels :

  • Les cartes géologiques du BRGM (Bureau de Recherches Géologiques et Minières) : Des versions au 1/50 000 ou 1/80 000e couvrent la zone du Pallet. Elles donnent une vue d’ensemble des grandes familles de roches mères (gabbros, orthogneiss, granite, amphibolites, etc.) mais, il faut le dire, manquent de résolution pour un vigneron. À l’échelle d’une parcelle, c’est à la loupe (voire à la pelle) qu’il faut regarder.
  • Le référentiel pédologique IGCS (Inventaire, Gestion et Conservation des Sols) de l’INRAE : Propose des informations sur la texture, la profondeur, la réserve utile. Cependant, la maille reste, encore une fois, plutôt large : plusieurs hectares, parfois plusieurs dizaines, par unité cartographiée.
  • La cartographie d’appellation / délimitation AOC : Ni la carte d’AOC Muscadet Sèvre-et-Maine, ni la récente reconnaissance des crus (Monnières-Saint Fiacre, Goulaine, Le Pallet…) ne rentrent dans le détail pédologique parcelle par parcelle. L’appellation se fonde davantage sur l’histoire viticole, la pente ou l’exposition.

Au Pallet, cela signifie deux choses. Oui, on peut se faire une idée des grandes lignes du sous-sol (richesse du gabbro au sud, zones de schistes, couloirs de quartz, poches d’argile ici et là). Mais non, il n’existe pas de carte en technicolor où chaque mètre carré aurait sa couleur et sa fiche d’identité complète.

L’incroyable mosaïque : pourquoi la nature brouille les cartes

Ce qui frappe quand on creuse — au sens propre —, ce n’est pas la régularité. C’est la diversité. Prenez deux rangs de vignes sur la colline même : parfois en vingt mètres, tout bascule. Plus de cailloux, puis une couche d’argile ferrique, puis des sables, retour d’un gabbro noir strié de minéraux visibles à l’œil nu.

  • Le Pallet est un “carrefour géologique”. Situé sur la bordure sud du Massif Armoricain, village traversé par plusieurs failles, on trouve ici des roches vieilles de 300 à 500 millions d’années. Granites précambriens, gabbro du Pallet (célèbre dans la région), orthogneiss, schistes… Le patchwork est ancien, et il a été bouleversé au fil du temps — soulèvements, érosion, dépôts successifs.
  • L’histoire viticole a bouleversé le sol. Au-delà de la géologie, il y a les couches “acquises” : tas de pierres rassemblées en bord de parcelle, drainages installés à la main, remembrement d’après-guerre. Difficile de distinguer le naturel de l’artificiel, parfois, surtout dans certaines zones exploitées depuis le Moyen-Âge.

Une anecdote, rapportée par un vigneron du secteur de la Haye-Fouassière, résume bien l’affaire : “J’ai commencé à creuser pour planter une haie, je pensais n’avoir que de la terre, et je suis tombé sur une zone pure de gabbro, mais à peine cinq mètres plus loin, tout devenait du sable et des cailloux. Impossible de faire rentrer ça dans une seule case sur une carte.”

La carte vue du terrain : comment les vignerons du Pallet caractérisent-ils leur sol ?

À défaut d’afficher une carte ultra-précise, chaque vigneron se fait son propre cadastre mental. Comment ? Plusieurs méthodes, souvent croisées :

  • Le profil pédologique : le coup de bêche — On creuse une fosse de 50 cm à 1 mètre de profondeur, et on observe. On “lit” les horizons : texture, couleur, présence de cailloux, traces d’argile ou ferreuses, compacité.
  • Les sondes de conductivité et la télédétection — Depuis quelques années, certains investissent dans des sondes “géophysiques” qui mesurent la conductivité du sol, donc indirectement sa composition et sa profondeur. “Dans nos vignes du Pallet, on peut ainsi repérer les poches profondes qui restent humides, et les dalles de roche-mère où les vignes peinent plus vite en été.” (Source : expérimentation IFV Pays de la Loire, résultats publics, 2021).
  • Les vieilles cartes cadastrales et mémoire orale — Certains détails échappent aux analyses techniques. Les toponymes (Bois Roux, La Roche, Les Sablons…) disent beaucoup du substrat, parfois mieux qu’un coup de pioche. Les anciens savaient où le socle cassait, où il fallait ramasser les cailloux, où c’était les “bonnes terres” à semis.
  • L’observation des vignes elles-mêmes — On note la vigueur, la précocité, la couleur du feuillage, la croissance de la flore spontanée. Certaines herbes aiment l’acidité, d’autres signalent un sol profond, calcaire ou acide. Les années de sécheresse sont révélatrices : là où le melon tient son cap, souvent il y a une belle réserve argileuse en dessous.

En résumé, au Pallet, aucune analyse ne remplace un regard affûté ni un carnet de notes vieilli par vingt vendanges.

Les innovations : techniques d’aujourd’hui, espoirs pour demain

Si la cartographie ultra-précise des sols du Pallet n’existe pas encore dans le commerce, la tendance est claire. Sur toute la zone du Muscadet, plusieurs travaux scientifiques (notamment pilotés par la Chambre d’Agriculture, l’IFV et l’Université de Nantes) cherchent à affiner notre vision :

  • Campagnes d’échantillonnage systématiques : Plusieurs campagnes 2020-2023 ont permis, via prélèvements tous les 20 à 50 mètres, de dresser des profils plus fins (source : Chambre d’agriculture de Loire-Atlantique, 2023).
  • Cartographie numérique et SIG : Le recours aux Systèmes d’Information Géographique (SIG) et aux drones permet d’associer données topographiques et pédologiques, donnant ainsi des cartes évolutives. Les premières cartes à l’échelle fine ont été élaborées sur certains crus, mais le Pallet reste encore en cours de travail.
  • Plates-formes collaboratives : La solution pourrait venir du partage d’observations entre vignerons, via des bases de données ouvertes à enrichir au fil des saisons. L’association “Vignerons en Muscadet” a entamé un inventaire participatif, mais le chantier reste vaste.

Pourquoi la “carte parfaite” n’existera sans doute jamais

Le paradoxe, c’est que plus on cherche la précision, plus on réalise que la terre joue les caméléons. Un sol n’est pas un tableau figé :

  • Évolutions naturelles : Chaque hiver lessive et remodèle la surface. Chaque décennie dresse ou abaisse un caillou de plus dans le rang. Les micro-organismes, le couvert végétal, la faune du sol, tout ça change, et la physionomie suit.
  • Pratiques culturales : Labour ou non, apport de matières organiques, transition en bio, tout cela modifie la structure, voire la profondeur des horizons utiles.
  • Paysages mouvants : Les épisodes climatiques récents (grêles de 2018, sécheresses 2019-2022) et les conséquences du changement climatique remettent en perspective chaque planche, chaque recoin, chaque faille rocheuse.

Se pose alors la question du sens : cherche-t-on à tout figer dans la carte, ou à garder la souplesse du regard et de l’expérience ? “La meilleure carte, c’est celle qu’on complète chaque année avec ses bottes et son carnet. La carte des géologues est déjà belle, mais celle-ci, elle a le soleil et la pluie du Pallet dedans.”

À quoi servent finalement les cartes de sols, et que reste-t-il à faire ?

  • Préparer les choix de demain : Varier porte-greffe et cépages selon la réserve utile, anticiper les effets du réchauffement climatique.
  • Valoriser nos crus : S’il est difficile d’assurer une traçabilité de chaque tonneau à’une maille de un mètre carré, l’histoire, les anecdotes et l’observation nourrissent la singularité de chaque bouteille.
  • Susciter la curiosité : Pour le visiteur, le néophyte, l’arpenteur de vignes en balade, la carte invite à lire sous la surface. Ceux qui viennent découvrir le Pallet ne voient plus seulement “des vignes”, mais un labyrinthe vivant de sols, de pentes et d’histoires mêlées.

L’obligation d’un inventaire reste. Mais la vérité du Pallet, c’est une terre qui ne s’offre qu’à ceux qui prennent le temps de l'écouter. Les cartes existent, oui, mais c’est le va-et-vient entre l’abstraction du papier et le vécu du terrain qui fait la beauté de cette mosaïque.

Pour approfondir :

  • Cartes géologiques du BRGM : infoterre.brgm.fr
  • INRAE Pédologie : inrae.fr/igcs
  • Chambre d’Agriculture 44, “Études approfondies des sols viticoles du Vignoble Nantais”, 2023
  • IFV Pays de la Loire : vignevin.com

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